Membres honoraires 2024-2025
Chaque année, la SQET a l'immense bonheur de nommer un·e membre honoraire et de lui offrir un hommage rempli de reconnaissance pour sa contribution au milieu théâtral. Lors de notre dernier colloque, Hervé Guay a livré un touchant témoignage à Igor Ovadis en tant que membre honoraire pour l’année 2024. N’ayant pu le recevoir lors de la cérémonie des prix du dernier colloque annuel pour une question de disponibilité, il nous a fait plaisir de souligner son nouveau titre le 5 juin 2025. Au cours de la même soirée, riche en émotions, Francis Ducharme a également honoré Lucie Robert, notre nouvelle membre honoraire 2025.
Nous vous invitons à lire leurs mots ici!
Igor Ovadis (2024)
C’est une tradition chère à la SQET d’honorer des personnalités qui ont marqué les études théâtrales au Québec et de le faire en alternance pour les théoricien·ne·s et les praticien·ne·s. Cette année, on m’a confié la tâche d’honorer un homme de théâtre dont nous souhaitons souligner la carrière remarquable. Et j’ai nommé monsieur Igor Ovadis.
Sa nomination en tant que membre honoraire de la SQET me tient particulièrement à cœur puisque j’ai pu assister à ses premiers pas sur les scènes montréalaises et qu’il a fait partie d’un mouvement qui a profondément transformé l’esthétique scénique au Québec. La revue Jeu a qualifié lapidairement de « décennie russe » cette vague migratoire. Mais on sait que ce mouvement touchait l’ensemble des pays de l’Est de l’Europe, une région de la planète dont l’apport aux arts de la scène a de tout temps été considérable. J’ose cependant affirmer qu’au sein de ce groupe d’artistes arrivé·e·s au Québec dans les années post Perestroïka, Igor Ovadis occupe une place à part.
Pour la petite histoire, Larissa et Igor Ovadis sont venu·e·s au Québec pour la première fois à Jonquière au cours de la Semaine mondiale de la marionnette à la fin des années 1980. La première manipulait, tandis qu’Igor faisait des voix, écrit Michel Vaïs dans le numéro 90 de la revue Jeu en 1999. Cette voix est reconnaissable entre toutes et nous avons appris à en aimer l’accent et les intonations au fil des productions théâtrales et audiovisuelles. C’est le premier fait d’armes de M. Ovadis que j’aimerais célébrer aujourd’hui que celui d’avoir réussi à imposer ce français mâtiné de russe dans une foule de personnages et de répertoires qui ne se limitaient pas aux seuls individus issus de l’immigration. Il a ainsi contribué à faire voler en éclats l’attitude d’un public qui ne tolérait que la belle diction française dans le répertoire et l’accent québécois des quartiers populaires dans la dramaturgie locale.
Pour ma part, j’ai découvert Igor Ovadis au moment de mes débuts comme critique de théâtre au quotidien Le Devoir au milieu des années 1990 avec l’Association des acteurs russes de Montréal et le Théâtre Deuxième réalité. Je me rappelle quel vent de fraîcheur c’était que de voir toute cette belle gang mettre en scène et jouer en anglais et en français sur les scènes petites et grandes de Montréal. Je ne peux m’empêcher d’en nommer quelques-un·e·s, je pense qu’Igor Ovadis a travaillé avec la plupart d’entre eux·elles : Anna Varpakhovskaïa, Valentina Komolova, Marina Lapina, Maria Monachova, Larissa Ovadis, Peter Batakliev, Vitaly Makarov, Oleg Kisseliov, Gregory Hlady, Grigori Ziskin, Alexandre Marine, Vladimir Ageev et tant d’autres. « Grands artistes, petits moyens » titrait un article de Jeu. On ne peut mieux synthétiser ce qu’il·elles ont réalisé en très peu de temps, avec beaucoup d’efforts pour s’acclimater à une nouvelle culture qui ne leur a pas fait de cadeaux!
Toutefois, à ma connaissance, aucun·e dans ce groupe n’a réussi à élargir autant son cercle qu’Igor Ovadis, par exemple en nouant des liens avec des jeunes de la relève comme Catherine Vidal pour qui il a joué et Serge Mandeville avec qui il a fondé la compagnie Absoluthéâtre. Il a aussi travaillé dans des compagnies établies comme le Théâtre Denise-Pelletier, le Quat’sous, le Rideau Vert et le Prospéro. Me reviennent en tête des productions mémorables où il jouait comme Le songe de l’oncle de Dostoïevski qu’il avait aussi mis en scène, Au bout du fil d’Evelyne de la Chenelière, Le suicidaire de Nicolaï Erdmann, 28 28 d’Alexandre Marine ou encore L’Énéide d’Olivier Kheimed. C’est à dessein que j’énumère ce mélange d’auteur·trice·s russes, latins et québécois·e·s, auxquel·le·s s’en ajoutent bien d’autres. Cette énumération prouve qu’Igor Ovadis nous a à la fois aidé·e·s à approfondir notre connaissance de la littérature russe et a participé à inventer la dramaturgie d’ici, en créant, dans les deux répertoires, des personnages attachants et excentriques, étonnamment charnels sans jamais cesser d’être poétiques.
Cet hommage ne serait pas complet si je ne mentionnais pas l’apport de cet artiste immense à la formation des acteur·trice·s du Québec à titre de professeur au Conservatoire d’art dramatique de Montréal. J’ai d’ailleurs nommé tout à l’heure quelques-un·e·s de ses ancien·ne·s étudiant·e·s avec qui il collabore toujours. Il vient d’ailleurs de prendre une retraite méritée de son poste de professeur de jeu après avoir passé une trentaine d’années à y enseigner. Quelle chance ont eu ses étudiant·e·s de pouvoir apprendre auprès d’un tel maître!
Je vais terminer mon allocution par la fin en y allant d’informations biographiques plus générales. Né à Kiev, en Ukraine, en 1952, Igor Ovadis étudie à l’École supérieure d’art dramatique, de musique et de cinéma de Leningrad de 1969 à 1973. Il travaille sur les scènes grandes et petites de l’Union soviétique avant de s’installer à Montréal en 1990. À partir de là, tout son parcours est celui d’un artiste inspirant qui a su se faire une place dans le milieu sélect du théâtre à force de travail et de fantaisie, tout en conservant une hauteur de vue et des exigences artistiques élevées. Mais cher M. Ovadis, vous avez aussi su démontrer la flexibilité qu’il fallait comme acteur pour gagner votre vie. C’est ce qui vous a permis d’aborder de manière personnelle tant de formes et de répertoires. En vous accueillant comme membre honoraire, la SQET désire reconnaître votre apport à votre milieu théâtral d’adoption mais aussi votre engagement dans cette communauté, sans lequel le terme « diversité » resterait un vain mot. En terminant, au nom de la SQET, je vous remercie, Monsieur Ovadis, de tout ce que vous avez accompli pour le théâtre du Québec!
Hervé Guay
Lucie Robert (2025)
Aujourd’hui, la Société québécoise d’études théâtrales accueille Lucie Robert comme membre honoraire. Elle confirme son apport incomparable à nos champs de recherche. Ce n’est pas sans me sentir de nouveau intimidé, par l’ampleur de ses accomplissements, que j’accepte, avec ce discours, d’en être votre témoin et porte-parole.
J’aurais aimé être physiquement avec vous au Saguenay, pour la teneur symbolique d’honorer ici même cette femme, native de Jonquière, devenue une grande professeure. Je rédige ces mots entre deux contrats, à titre de chercheur pigiste pour le milieu théâtral et chargé de cours. Je travaille avec passion dans ses traces, en analyse de textes dramatiques et en histoire québécoise du théâtre. Je l’ai connu à l’âge de 20 ans dans son cours de Dramaturgie québécoise, à l’hiver 2005… J’étais très impressionné par elle, par sa prestance et par son érudition! Elle a ensuite été ma directrice de maîtrise puis ma directrice de doctorat, jusqu’à ma soutenance, en 2015. C’est pendant ma rédaction de thèse que j’ai commencé à découvrir ses travaux et que j’ai lu le livre issu de sa propre thèse, L’institution du littéraire au Québec. Ce livre demeure fondateur pour penser et mettre en récit notre histoire culturelle d’un point de vue sociologique québécois.
Sociologue de la littérature cosignant le collectif La littérature comme objet social (2018), Lucie Robert est aussi une grande historienne. Elle a collaboré à d’immenses chantiers, notamment ceux des ouvrages en plusieurs tomes La vie littéraire au Québec et le Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, en plus de nombreux autres ouvrages de référence aux vertigineuses ambitions d’exhaustivité. Ces connaissances extensives et ce souci d’avoir tout lu ou inventorié sont rares et admirables en soi.
Mais Lucie Robert ne s’y limite pas. Elle assume sa responsabilité institutionnelle à 100 %. Elle choisit stratégiquement des sujets sur lesquels elle publie également des analyses ou des observations théoriques d’une grande densité. L’institution, c’est aussi nous, dans toutes nos recherches, dès les toutes premières prises de parole publiques, dès nos toutes premières sélections d’œuvres à étudier, alors que nous sommes en si petit nombre! Voilà une leçon qu’elle a su me faire comprendre… non sans une certaine résistance de jeunesse de ma part! Pour elle, consacrer un livre à la pièce en un acte dans le premier tiers du 20e siècle, par exemple, répond à un besoin de nuancer les éloges de la modernité des œuvres choisies comme fondatrices du répertoire national. Cette chercheuse a aussi choisi de contribuer à une historiographie de la place des femmes dans le milieu théâtral et en littérature dramatique par des travaux de longue haleine, qui infléchissent le grand récit des figures paternelles. Je me limite à deux exemples : sa recherche sur la carrière d’autrice d’Yvette Ollivier Mercier-Gouin et sa brillante analyse transversale, sur le « passeur de récit » chez Carole Fréchette.
Elle est aussi une vulgarisatrice exemplaire et une pédagogue efficace pour défendre ce qui lui tient à cœur. Son court texte pour la revue Jeu « Théâtre et féminisme au Québec » (2005) en est un bon exemple. Avec sa grande concision, il demeure un outil pertinent en classe 20 ans plus tard. Je retiens cette phrase qu’elle me répétait pendant ma rédaction de thèse : « Trop d’arbres cachent la forêt. » Faire très long peut diluer l’essentiel et le rendre invisible. Les publications les plus fortes de Lucie Robert pour leur teneur théorique sont aussi très concises. Je pense en particulier à deux courts textes de théorie du vernaculaire dans la dramaturgie québécoise, « La langue du théâtre » en 1997 et, celui au titre fameux, « La langue est la métaphore de l’histoire », en 1998. Malheureusement, la version initiale longue (et néanmoins brillante) de ces travaux a seulement été éditée en langue anglaise, en 1995.
Parmi les exploits de Lucie Robert, notons sa couverture de l’actualité de la littérature dramatique grâce à la chronique qu’elle a tenue à la revue universitaire Voix et Images pendant plus de trente ans, de 1985 à 2021. C’est dire à quel point elle a été fidèle à la dramaturgie tout au long de sa carrière universitaire. Depuis son intronisation comme historienne à la Société des Dix, elle continue aussi, pour notre plus grand plaisir, de publier abondamment en histoire du théâtre.
En terminant, je peux témoigner du fait que non seulement Lucie Robert fut une professeure exceptionnelle, structurée et structurante, mais aussi une des plus grandes chercheuses en théâtre que le Québec ait connu. À titre personnel, je tiens à dire que ses grandes idées, théoriques, son engagement à l’égard de la profession universitaire, son intégrité et sa sensibilité continuent de m’inspirer. Je crois d’ailleurs que si la SQET l’honore aujourd’hui, c’est que nous sommes tous·te·s convaincu·e·s qu’elle est susceptible d’en inspirer beaucoup d’autres et qu’elle constitue un modèle en particulier pour ceux et celles qui arrivent aux études théâtrales par le biais de la littérature. Merci, Lucie, pour tout ce que tu as fait pour les études théâtrales!
Francis Ducharme